Les intellectuels jugent le PS

LE MONDE | 14.11.08 | 13h47  •  Mis à jour le 14.11.08 | 14h47

Du côté des intellectuels auprès de qui il pourrait se ressourcer, le diagnostic est largement partagé. "Le PS est en panne d'idées parce qu'il est en panne d'une compréhension du monde", estime ainsi Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France et animateur de La République des idées. Et il ajoute : "Ce n'est pas la société qui est indifférente, au contraire. En revanche le lien s'est rompu entre le monde des idées et la gauche. A droite, Nicolas Sarkozy a su redonner un langage et une culture politique à son camp, il a métabolisé vingt ans de réflexions sur le nouveau capitalisme et ses effets sur la société. La gauche n'a pas fait la traduction progressiste de cette évolution." Même écho chez le sociologue Michel Wieviorka : "Cela fait longtemps que le PS n'a pas voulu se réoxygéner. Ce parti n'a pas vu que la société et le monde changeaient et qu'il lui fallait donc repenser le changement."

Marcel Gauchet, historien, philosophe et rédacteur en chef de la revue Le Débat est plus pessimiste encore : "Nous sommes dans un moment de creux historique très grave. Le gauche conserve des positions très fortes sur le plan des valeurs de notre société, mais elle a perdu la main sur la perspective de l'avenir ; elle est devenue un parti complètement défensif contre les méfaits d'un monde dont elle a perdu le secret. Elle est donc le parti des perdants", assénait-il le 7 septembre, devant l'université d'été des Gracques, ces trublions socialo-centristes.

Quant à Yann Moullier-Boutang, économiste et directeur de la revue de gauche critique et culturelle Multitudes, il est sans pitié : "Il n'y a pas de politique intellectuelle au PS, pas de débat créatif. Le contenu même du mot socialisme est d'un flou total. La conséquence est évidente : faute d'un affrontement sur les idées, on assiste à un affrontement hystérique sur les personnes." Ce que Jacques Attali, qui fut longtemps une des têtes chercheuses de François Mitterrand, traduit sans détours : "Les responsables socialistes ne sont pas en situation d'entendre des idées neuves ; la seule chose qui les intéresse, ce sont des idées pour prendre le parti". Fermez le ban !

S'il est plus charitable, le constat n'est pas fondamentalement différent dans les rangs socialistes, notamment chez ceux qui ont vocation à y animer le débat intellectuel. Gilles Finchelstein, un proche de Dominique Strauss-Kahn, est directeur général de la Fondation Jean-Jaurès, dont la mission est d'être le lieu de la rénovation de la pensée socialiste. Que dit-il ? "Traditionnellement, quand le PS perdait une élection, il en tirait la conclusion qu'il n'avait pas été assez à gauche. Après la défaite de 2007, il a lui-même considéré qu'il avait perdu parce qu'il s'était éloigné du réel. Et parce sa vision du monde, ses mots et ses concepts parlaient davantage aux socialistes qu'au pays." Olivier Ferrand, l'énergique animateur de la nouvelle fondation Terra Nova, qui se veut complémentaire de la précédente, est plus brutal encore : "On voit la troisième révolution capitaliste ; on ne voit rien de la troisième révolution socialiste !" Désabusé, Laurent Bouvet, professeur de sciences politiques et rédacteur en chef de la Revue socialiste à la fin des années 1990, estime pour sa part que le PS "a perdu ce qui faisait sa force dans les années 1970 : une efficacité électorale construite sur une compréhension de la société française. Il ne s'en sortira pas sans un réinvestissement du champ doctrinal".

Les vieux routiers de la Rue de Solférino, eux-mêmes, ne cherchent pas à masquer leur embarras. Henri Weber, député européen et secrétaire national à la formation, rappelle les innombrables rencontres avec chercheurs et intellectuels qu'il a lui-même organisées. Pour autant, admet-il, "sur les quatre grandes fonctions d'un grand parti politique, il ne remplit vraiment que la première, la fonction électorale de sélection des candidats. En revanche il assume assez mal la fonction programmatique et surtout les fonctions intellectuelle et idéologique qui permettent de porter un grand récit, une représentation de la société et d'un avenir possible et souhaitable. Or on sait bien que les batailles se gagnent ou se perdent d'abord dans les têtes. Sur ce terrain, le parti ne travaille plus assez sérieusement, il ne fonctionne plus comme un intellectuel collectif". Pour qu'un parti travaille, lâche ce proche de Laurent Fabius, "il faut un patron".

Plus diplomate et plus proche de l'actuelle direction, Alain Bergounioux, historien de la social-démocratie et secrétaire national aux études, assure que le PS n'a manqué ni d'idées, ni d'expertise. Pour preuve, il exhume ce gros numéro de la Revue socialiste de décembre 2004, qui croisait effectivement de façon enrichissante les analyses de bon nombre de responsables socialistes et celles de multiples chercheurs, des économistes René Passet ou Gösta Epsing Andersen aux sociologues Eric Maurin ou François de Singly, en passant par les politologues Andrew Moravcsik ou Florence Haegel, sans oublier Marcel Gauchet. Tout ce travail, souligne-t-il à regret, a été flanqué par terre par la querelle européenne, puis par les empoignades de la campagne présidentielle. Mais il ajoute aussi, lucidement : "Les intellectuels ont le sentiment d'avoir été écoutés, mais pas entendus. Ils se sont heurtés à une certaine indifférence d'une bonne partie de la direction."

Ce que confirment bon nombre de chercheurs sollicités par le PS, souvent déçus ou frustrés. Et ce qu'explique bien l'historien Michel Winock. Entre intellectuels et socialistes, rappelle-t-il, "le désamour est ancien. Il remonte à l'après-guerre, quand l'aura et l'ascendant du Parti communiste a amené nombre d'écrivains, de savants, d'universitaires, d'artistes, à devenir membres du PCF ou compagnons de route. La guerre froide a ensuite poussé la SFIO à des alliances avec le centre et la droite et achevé de discréditer les socialistes aux yeux des partisans de la radicalité anticapitaliste et antiaméricaine. Mais le pire fut sans doute le cycle de la guerre d'Algérie qui a encore approfondi le fossé." Certes, François Mitterrand sut ensuite attirer à lui quelques grands noms, mais "le divorce n'a jamais été vraiment surmonté", estime Michel Winock.

Cette atonie intellectuelle du PS est-elle la faute de la direction, au premier rang de laquelle son premier secrétaire depuis dix ans, François Hollande, dont chacun reconnaît qu'il est un esprit brillant, mais plus soucieux de communication immédiate que de réflexion au long cours ? Beaucoup le suggèrent. Mais si l'argument est commode, il reste limité. Car il existe, à l'évidence, d'autres freins puissants. "Dans les années 1980-1990, l'expertise a asséché le travail intellectuel", note, avec d'autres, Laurent Bouvet. Inévitable ou presque dans un parti qui a gouverné le pays pendant quinze ans et s'est habitué à mobiliser les esprits les plus agiles pour obtenir des solutions clefs en main à toute question. Mais sérieusement handicapant quand il s'agit de repenser le sens de l'action. "Sur des questions essentielles, comme le travail, les 35 heures, ou les indicateurs de richesse, le primat des experts, et en particulier des économistes qui font la leçon à tout le monde, a bridé et biaisé la réflexion des socialistes", analyse la sociologue Dominique Méda. En effet, "le PS a tellement voulu paraître raisonnable à leurs yeux qu'il en a oublié ou presque des impératifs catégoriques pour la gauche, comme l'égalité ou la redistribution".

L'élu local est l'autre tête de turc fréquemment invoquée. "Le travail intellectuel n'irrigue pas le PS parce que l'appareil de Solférino d'une part, les grands seigneurs régionaux et locaux d'autre part ne veulent pas du pouvoir politique national et ne se donnent pas les moyens de le reconquérir", tranche brutalement le politologue et ancien député européen Olivier Duhamel. Le paradoxe semble complet au moment où les socialistes collectionnent les victoires municipales, départementales et régionales et font la démonstration, sur le terrain, de leur capacité, précisément, à "comprendre le réel".

A ce détail près que les succès locaux soulignent une forme d'inquiétude à sortir des préaux des villages français pour comprendre les mutations du village planétaire. Ce qu'Olivier Mongin, le directeur de la revue Esprit, traduit en d'autres termes : "Faute d'une conception claire de la mondialisation, le local est vécu comme une protection contre la mondialisation." Bref, contrairement aux victoires municipales de 1977, qui avaient été un tremplin pour la conquête du pouvoir national, les vagues roses locales de ces dernières années traduiraient plutôt une forme de repli. Y compris intellectuel. Et nombre de chercheurs notent, pour le déplorer, le caractère profondément hexagonal - voire "terriblement provincial", selon Yann Moullier-Boutang - de socialistes, très peu curieux de ce qui se passe à l'étranger, ne serait-ce qu'en Europe.

Ce sont donc les structures mêmes du PS, sa sociologie, son anthropologie, qui sont en cause. Michel Rocard le disait récemment, sans détour : "Qui sont-ils, les socialistes français ? Pour un tiers des conseillers municipaux, pour un autre tiers des gens qui veulent devenir conseillers municipaux et pour un troisième tiers des curieux de passage qui s'en vont vite parce qu'ils s'ennuient ferme aux réunions de section" (Le Monde 2 du 8 novembre)...

Gilles Finchelstein le formule autrement, mais n'est pas plus encourageant : "Au PS, la figure de l'intellectuel a été remplacée par celle du technocrate, celle de l'internationaliste par l'élu local et celle de la société civile par celle de l'apparatchik. Ce n'est pas très propice au débat d'idées, surtout dans une période de mutations accélérées." A quoi Jérôme Vidal, directeur de la Revue internationale des livres et des idées et auteur d'un petit livre vigoureux, La Fabrique de l'impuissance, dans lequel il analyse de "trou noir" dans lequel la gauche engloutit son énergie, ajoute une autre dimension : "On ne peut même pas reprocher au PS d'être un parti électoraliste, puisqu'il s'est coupé de son électorat." Et de rappeler, sur la base des enquêtes de Frédéric Sawicki, professeur à Lille-II, qu'après avoir oublié le monde ouvrier, le PS s'est éloigné du noyau dur de ses fidèles, enseignants et fonctionnaires.

Arrivés à ce point, malheureusement pour eux, les socialistes ne sont pas au bout de leur peine. Pour beaucoup d'intellectuels en effet, c'est le coeur même du réacteur intellectuel du PS qui est grippé : ce parti ne parvient pas, voire ne souhaite pas, surmonter les contradictions idéologiques qui entravent son action et rendent ses choix confus. Pour des raisons politiques, tout d'abord. Zaki Laïdi, directeur de recherches à Sciences Po, est cinglant sur ce point : "Le PS est un parti gazeux, sans armature idéologique forte, ni base sociale marquée ni socle militant puissant. Une vraie mise au clair de son identité pourrait menacer son unité et lui être fatale. Car clarifier ses positions, c'est se dévoiler et risquer de s'affaiblir. Les dirigeants socialistes n'ont donc aucune envie d'aller au fond des choses : ils savent trop bien qu'ils pourraient y perdre la couche d'ozone qui les protège de l'extrême gauche."

Beaucoup partagent cette analyse. Ainsi Olivier Mongin : "Les politiques ont-ils vraiment intérêt à s'approprier ce qui se pense, surtout quand ça fait mal, sur des questions aussi décisives que le nouveau capitalisme, l'avenir des banlieues ou la réforme universitaire. Les socialistes ont pris l'habitude de créer de faux consensus pour éviter de s'entre-tuer." Le sénateur Jean-Luc Mélenchon le confirme en expert, puisqu'il vient de claquer la porte du PS : "Il n'y a que des risques à exposer des idées, car c'est se latéraliser, donc être inapte à toute fonction centrale."

Gérard Grunberg, directeur scientifique de Science Po, va plus loin : "Il y a en réalité beaucoup d'intellectuels prêts à travailler pour le PS. Mais les dirigeants socialistes n'ont pas envie de les entendre car ils pourraient poser des questions désagréables ou pointer des contradictions gênantes." L'exemple de la déclaration de principes, adoptée à l'unanimité par les socialistes au mois de juin, est à cet égard éloquent. Ce texte est censé mettre à jour la carte d'identité du parti : les dernières traces de romantisme révolutionnaire sont effacées, l'orientation réformiste clairement affirmée, il n'est plus question de combattre le capitalisme, mais de l'humaniser.

Hélas ! trois mois plus tard, la crise financière a brutalement déstabilisé ce bel édifice. Pris à contre-pied, presque doublés sur leur gauche, au moins dans la rhétorique, par Nicolas Sarkozy, interpellés sans ménagement par Olivier Besancenot, voilà les socialistes tirés à hue et à dia, à l'évidence tentés de gauchir à nouveau leur discours. En réalité, poursuit Gérard Grunberg, les socialistes "ne sont pas prêts à inventer un nouveau modèle parce qu'ils n'ont pas vraiment rompu avec l'ancien. Leur rapport avec le capitalisme n'est toujours pas clairement fixé et la tentation anticapitaliste reste vive".

Ce sont donc bien les ambiguïtés, les ambivalences au coeur même de son identité qui embarrassent le PS. Pour l'économiste Daniel Cohen, qui préside depuis peu le conseil scientifique de la Fondation Jean-Jaurès, les choses devraient être simples : "Il faudrait reprendre tous les sujets qui fâchent - les 35 heures, l'organisation du travail, l'université, les retraites, etc. -, mettre les choses à plat, chercher les meilleurs compromis et trancher." Dans la réalité, il admet que c'est un peu plus compliqué. Non seulement parce que les rivalités internes "paralysent tout", mais aussi parce que le PS est "comme l'âne de Buridan : il ne sait plus ce qu'il doit faire, flatter les élites ou le peuple ? Il ne sait pas davantage comment surmonter le grand écart entre le cadre de l'Etat-providence redistributeur et l'hétérogénéité croissante de la société". La question centrale, conclut Daniel Cohen, est de savoir "quelle production de biens publics est nécessaire pour que le capitalisme contemporain ne soit pas un facteur de ruptures conflictuelles ? Cela suppose que la gauche fasse le ménage dans son propre camp".

Dominique Reynié, professeur de sciences politiques et responsable depuis peu de la Fondation pour l'innovation politique, pointe un autre blocage du même ordre. "Au lieu d'assumer leur vocation naturelle de penser l'innovation et l'initiative sociales pour mieux s'émanciper de l'Etat, les socialistes se sont au contraire aliénés à la figure de l'Etat, protecteur et redistributeur, qui était le terrain naturel de la droite colbertiste." A ses yeux, il n'est donc pas surprenant que la crise de la pensée de la gauche soit directement indexée sur la crise de l'Etat. Il ajoute : "Cette inscription du PS dans le cadre de l'Etat national l'a fait penser contre-nature, quitter son terrain de l'internationalisme et rater de façon stupéfiante le thème de l'altermondialisme dont il aurait dû, naturellement, s'emparer à la fin des années 1990 et après lequel il court depuis."

L'on n'est évidemment encore moins tendre du côté de la gauche critique. Les socialistes, estime Jérôme Vidal, sont en pleine "imposture" : d'un côté, ils défendent le discours de l'adaptation du modèle social-démocrate et du retour au plein-emploi, de l'autre côté, "ils cherchent des bricolages permettant de gérer socialement le plein-emploi précaire, mais sans le dire". Cette contradiction n'a pas fait exploser le PS ? Pour la bonne raison qu'en face, "la gauche de la gauche s'est contentée de dénoncer le libéralisme des socialistes, sans chercher à refonder une critique sociale neuve". "C'est très confortable pour tout le monde, conclut-il : la gauche de la gauche dénonce les reniements socialistes, le PS dénonce l'irréalisme de Besancenot."

Pour sortir de ces impasses, trois attitudes s'offrent aux socialistes. La première est assez bien incarnée par Jean-Luc Mélenchon : "Le problème du PS n'est pas de se mettre au travail, mais dans la lutte, de redevenir le protagoniste d'un nouveau rapport social. Le réel est plus fort que les textes les plus brillants." La deuxième est celle de la clarification intellectuelle. "Quand et comment le PS se convaincra-t-il qu'il ne gagnera pas dans l'évitement du débat ?", s'interroge Gilles Finchelstein, espérant que les "aiguillons" Besancenot, Bayrou ou Sarkozy l'aideront à le comprendre. A quoi Laurent Bouvet ajoute : "Il faut construire l'électorat de son projet et non pas l'inverse, comme le fait le PS depuis des années."

La troisième est de s'en remettre à la thérapie du pouvoir. "Paradoxalement, c'est au pouvoir que le PS arrive à se réformer", note Frédéric Martel, sociologue et ancien collaborateur de Martine Aubry. Et il ajoute cette citation du philosophe américain Harold Rosenberg : "L'homme politique est un intellectuel qui ne pense pas." On ne saurait mieux dire des socialistes.

La lutte, la clarté, le pouvoir, donc. Personne cependant ne semble imaginer que ces trois attitudes puissent se rencontrer et se renforcer. Ce n'est guère rassurant pour les socialistes.


Gérard Courtois
Article paru dans l'édition du 15.11.08
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